Les Coeurs tigrés. Yves Morin, Hamac classique (Septentrion), 2011, 446 page. Copie empruntée à la bibliothèque d’arrondissement.
Série Fiction
Je dois admettre être un peu nerveux et appréhensif avant de m’engager dans un roman « historique ». Plus la gimmick qui structure le récit est élaborée, plus mon aversion envers la moindre facilité narrative ou faux-fuyant de la part de l’auteur me fait immédiatement arrêter la charade. Ici, nous avons deux histoires imbriquées et juxtaposées, comme dans une trame miroir : elle se déroule dans la même ville (Québec), dans le même hôpital (l’Hôtel-Dieu de Québec), administré par le même ordre de religieuses (les Augustines) et qui implique la même crise médicale autour du même produit (la bière). Avec au centre de l’intrigue la même cause et le tout, à 300 ans d’intervalle (1665-1965). De plus, que penser du fait que l’auteur, Yves Morin, soit aussi un ancien cardiologue au même hôpital et un ancien doyen de la faculté de médecine de l’Université Laval? Sans préjudice, mais personne ne viendra nous reprocher de penser que ce n’est pas exactement le chemin qui conduit à la production littéraire. Cela ne s’invente pas, mais il est aussi le « héros » de son histoire romancée, puisque c’est lui-même (et son équipe) qui, au milieu des années 1960, a fait la description canonique de cette maladie cardiaque, a fini par en trouver la cause et a mis en place le protocole de traitement. C’est surtout le genre de maladie qui se combat en assurant la suppression de la cause. Même après avoir compris le comportement cyclique des cas observés à Québec, on n’avait qu’une partie très fragmentaire de la réponse. Les vecteurs d’introduction de la maladie divergeaient au point d’en faire, il y a trois cents ans, une simple occurrence naturelle et, lors de la résurgence de la maladie en 1965, un geste proche de l’acte criminel motivé par la cupidité.
Assez exceptionnellement, j’étais malgré tout favorablement disposé à m’engager dans ce roman, puisqu’il nous avait été recommandé par un conférencier sur l’histoire de la production de la bière dans la province. Il avait évoqué l’histoire de la fameuse brasserie Boswell-Dow, qui, après presque 180 ans, a périclité de manière assez dramatique. Tout le monde connait, sans vraiment connaitre, les causes de cet effondrement. Nous laissant un peu sur notre faim, le conférencier nous avait toutefois promis que ce roman, écrit par le cardiologue aux premières loges des évènements du récit, saurait combler notre curiosité tout en offrant un bon moment de lecture. Ma seule frustration maintenant est de ne pas l’avoir commencé le soir même de la conférence! [1]
IL NE FAUT PAS DANSER AUTOUR DES MOTS ICI. Il s’agit bien de comportements criminels ayant entrainé la mort d’une vingtaine d’hommes, pour la plupart des débardeurs ou des gens de métier du port de Québec, gros consommateur de bière (jusqu’à six litres par jour), mais sinon innocent dans cette affaire. Ce comportement s’est incarné dans plusieurs petits « gestionnaires de profit » d’une brasserie qui cherchait à s’accrocher à ses marges dans un contexte social et concurrentiel en pleine évolution. Que dire des organismes gouvernementaux, autant provinciaux que fédéraux, chargés de protéger le public ? Une autre histoire, subtilement présentée dans ce roman, où la convergence des intérêts n’a pas joué en faveur du citoyen.
Mais le lecteur attentif se demandera maintenant : comment ce qui ressemble à un adjuvant moderne a-t-il pu trouver sa pareille dans un environnement « ancien régime », du temps des héroïques sœurs augustines et de l’intendant Talon, avec sa fameuse bière pour guérir les colons des maux de l’eau-de-vie? Rendu à ce stade, il vous faudra me faire confiance lorsque j’affirme que l’auteur a simplement eu la plume heureuse, qui fait de ce roman à la fois un thriller historique, un thriller médical, un thriller scientifique et, comme pour toutes les meilleures œuvres littéraires, bien plus que la somme des genres qui le compose. Toutes les réponses se dévoilent au moment opportun dans ce récit rythmé par des personnages bien de leur temps. Chacun, à sa manière, en appliquant « l’intelligence de son époque », arrive à aider ses semblables, autant sur le plan médical que sur le plan humain. L’auteur réussit parfaitement son pari de faire se côtoyer deux réalités historiques parallèles, mais en communication, sans la moindre condescendance envers les consœurs et confrères d’une époque maintenant révolue [2]. Nos réalités font que les coupables ne seront jamais châtiés, mais la recherche sincère et authentique de la vérité en son temps est sa propre rédemption.
[1] J’ai l’impression de vendre la mèche, mais, pour ceux qui veulent en découvrir plus, l’exposition permanente à l’îlot du Palais à Québec s’intitule justement Ici, on brassait la bière ! et porte sur cette histoire. En plus, on peut y entendre le témoignage du docteur Yves Morin ! Et pour ceux qui aimeraient aller encore plus loin, pourquoi pas une visite au monastère des augustines de l’Hôtel-Dieu ! On pourra même y admirer la toile dont il est question dans le roman (oui, elle est vraie !) L’exposition permanente offre de nombreux témoignages des sœurs elles-mêmes. Pour en tirer le meilleur, je recommande chaudement la visite guidée.
[2] La mort emporte bien des choses. Le site Web sur lequel le docteur Yves Morin avait mis en ligne la documentation qu’il s’était constituée afin d’écrire son roman devait encore être accessible jusqu’à son décès, en juin 2024. Un échange de courriel avec l’éditeur sur cette question s’est avéré sans issue. Mais grâce à la magie du WayBack Machine, on peut récupérer l’essentiel du matériel. On cherche pour lescoeurstigres.ca.